Le néo-féodalisme
 

Avec le mois de juin, entre Roland-Garros et la fête de la musique, les médias parlent d'un sujet qu'ils aiment bien. Le bac. Et de nous seriner des discours sur un ton si convaincu (moderne) qu'on oublierait presque que ça fait au moins 10 ans qu'ils tiennent le même discours.

Résumons en deux mots, ça vous évitera de lire les articles dans la presse, d'écouter la même chose à la radio, bref je vous fais gagner du temps, non, ne me remerciez pas. En substance, ça donne à peu près ceci : tout le monde a le bac aujourd'hui, les taux de réussite sont de 80%, même de 95% pour un redoublant, bref, remplacer le bac par le contrôle continu, ce serait aussi bien, plus rapide, efficace, en un mot, moderne.

Et à force que les médias martèlent ce genre de contre-vérités sans que personne ne puisse leur apporter la contradiction, m'est avis qu'un jour, le bac, il passera au contrôle continu. Vous me direz, et alors ? Qui ça gêne ?

Ce dont il faut prendre conscience, c'est que le bac sous sa forme actuelle est le seul garant de l'égalité des élèves sur l'ensemble du territoire. Aujourd'hui, quel que soit le lycée où l'on est scolarisé, on a la garantie que l'on sera jugé de façon juste, impartiale et anonyme. La toise qui mesure le sacro-saint niveau est la même à Dunkerque qu'à Perpignan. Et avec ce bac, chacun sait qu'il peut poursuivre des études supérieures partout en France, sans aucune barrière. Le ch'ti de Lille peut après son bac s'inscrire dans une fac de Marseille, sans qu'on puisse lui opposer des arguments du genre : "écoute, petit, t'es bien sympa, mais je connais l'établissement où tu as passé ton bac : les élèves y sont faibles, les profs surnotent et ton parchemin n'est même pas assez grand pour emballer le poisson sur le Vieux-Port".

L'introduction du contrôle continu, c'est justement introduire l'inégalité : le diplôme d'un lycée de Seine-Saint-Denis vaudra moins que celui obtenu dans un prestigieux lycée de centre-ville, il ne faut pas être grand clerc pour s'en apercevoir. C'est d'ailleurs ce qui se passe pour l'enseignement supérieur. Officiellement, les diplômes sont tous homologués et contrôlés par l'État. Dans la pratique, il vaut mieux avoir fait sa licence de droit à Assas qu'à la fac de Pau ou sa licence de lettres à Nanterre qu'à la fac de Brest. De même, Sup de Co Vierzon, ce n'est pas exactement la même chose qu'HEC ou ESSEC. L'inégalité existe donc dans le supérieur parce que chaque faculté, chaque école organise ses examens à sa manière et fixe ses propres exigences. Ce contrôle continu est acceptable dans le supérieur parce que des systèmes de bourse permettent par exemple une certaine mobilité des étudiants sur le territoire. Le jeune de Brest a donc théoriquement le choix entre s'inscrire à Brest ou postuler à Assas. Et s'il est brillant, il sera pris à Assas.

On voit bien qu'un tel système n'est pas transposable dans le secondaire. A 15 ans, on habite encore chez ses parents : la mobilité géographique est donc réduite. On voit mal comment Karim à Sarcelles, même s'il obtient d'excellents résultats dans son collège, pourra suivre sa scolarité à Hoche ou à HIV (Henri IV pour les initiés, rien à voir avec le SIDA). 3 heures de transport par jour, voilà qui commencerait à faire beaucoup et qui compromettrait sérieusement ses chances de réussite scolaire. La seule chance pour Karim de sortir de son ghetto, c'est justement que son diplôme soit considéré comme l'égal de celui qu'il aurait pu obtenir ailleurs. C'est la reconnaissance du mérite et de l'effort personnels par la République. C'est, sans lyrisme excessif, la possibilité de passer du statut de citoyen de Sarcelles avec pour seul horizon devenir une main-d'oeuvre bon marché pour les entreprises locales, au statut de bachelier de la république, reconnu sur l'ensemble du territoire. A l'heure où l'on nous rebat les oreilles avec la citoyenneté que l'on met un peu trop à toutes les sauces, faisons au moins en sorte que le bac, qui reste un ferment très puissant de lien et de brassage social, soit maintenu.

Supprimer le bac, le remplacer par un examen local, c'est au contraire une formidable régression, un succédané de néo-féodalisme soft, où chaque élève sera dépendant de son lycée de résidence, comme le serf était jadis soumis à son seigneur. Un rêve à la Madelin. Du libéralisme à l'école, dans un endroit où il ne devrait jamais pénétrer.