Que reste-t-il de  La guerre des boutons ?

Dans leur délire sociologique, les spécialistes autoproclamés des sciences de l'éducation ne voient dans l'enfant qu'un petit homme. Et dans l'école non pas une société en miniature, mais la société en miniature. Qui reproduirait les mécanismes de la société des adultes. Et dès lors, on s'acharne à traiter les gamins comme les adultes qu'ils ne sont pas encore.

Par exemple, dans l'école de nos sociologues, on évalue sans cesse, comme à l'usine, comme au bureau. Aucun répit, aucun repos : l'enfant doit sans cesse être placé sous l'oeil de l'éducateur pour qu'on puisse vérifier chaque mois, chaque semaine, chaque heure que l'enfant n'est pas en retard dans l'acquisition de telle ou telle compétence. Pas des savoirs, non, des compétences. Rien qu'en maternelle, une grille de 89 compétences à acquérir, comme "manifester l'envie d'apprendre"ou "manifester de l'aisance corporelle" (sic) . Et malheur aux Camus et Grangibus qui ne passeraient pas le contrôle qualité, malheur aux réfractaires à la norme, malheur aux doux rêveurs allergiques à la doctrine du zéro défaut. Ils seront sur le champ rééduqués. Là où Alain voyait dans l'école le lieu de l'apprentissage par l'erreur ("il est assez clair que l'enfant qui fait une faute de calcul n'est pas ruiné pour cela. Ici l'erreur trouve toute sa place ; on lave l'ardoise et il ne reste rien de la faute"), le moindre retard sera désormais stigmatisé, codifié, médicalisé par nos pédagogues modernes. Et l'enfant, à qui on aura fait prendre conscience de sa honteuse différence, se verra ainsi dresser, redresser, normaliser. Un peu comme les salariés dont on développe sans cesse les compétences dans une course épuisante au zéro défaut. L'école n'est plus alors le skhôle, ce loisir studieux qui autorisait le détour ou le dépaysement, elle devient l'antichambre du monde dur et sans compromis de l'entreprise. Et on en tire alors les conséquences : on ne doit plus former à l'école des esprits aux talents et aux goûts diversifiés, on se doit de les conformer, de les formater, de les standardiser, de les tayloriser.

Et puisque notre élève n'est que la réduction du salarié qu'il sera demain, on lui appliquera également les 35 heures. Car comprendre le Moyen Age, lire Molière et Hugo, découvrir la sexualité des coccinelles et réciter Le loup et l'agneau, c'est finalement accomplir un travail de même nature que celui qui consiste à être posté à l'usine ou à son bureau. D'ailleurs ne lit-on pas chez nos Diafoirus de la pédagogie que l'élève exerce un métier ? Dès lors, Meirieu a raison : limitons la charge de travail de nos enfants à 35 heures par semaine, devoirs à la maison inclus. Et demain à 32 heures, ou 28 heures, pourquoi pas ? Elèves et salariés, même combat !

Finalement, apprendre, aller à l'école, étudier, ce n'était donc que cela : être aliéné, exploité, privé de loisirs, comme n'importe quel salarié. Et nous qui pensions qu'au contraire l'école libérait et émancipait : pauvres naïfs. C'est l'évidence : l'enfant pointe à l'école comme l'ouvrier pointe à l'usine. Et puisque la guerre des boulons a remplacé la guerre des boutons, autorisons ce nouveau prolétariat enfantin à créer des syndicats pour y défendre ses droits face à la dictature professorale. Qu'il puisse enfin défendre les droits lycéens et repousser un peu plus loin les acquis de la lutte sociale : exiger par exemple l'octroi du bac pour tous, la généralisation du contrôle continu et le remplacement des vieux barbons par des ordinateurs interactifs.

Alors, si l'enfant est un adulte, s'il accomplit un travail du même ordre que la salarié, on ne s'étonnera pas non plus qu'on lui applique les règles de la justice des adultes. Et que des affaires de crachats, d'insulte, d'insolence, qui autrefois se réglaient chez le surgé par des heures de colles, se finissent aujourd'hui au commissariat par le dépôt d'une main courante. Ou par l'intervention des policiers dans l'établissement, innovation de ces dernières années approuvée sans réserve par les parents d'élèves.

Rousseau rappelait que "l'enfant a sa place dans l'ordre de l'humanité : il faut considérer l'homme dans l'homme et l'enfant dans l'enfant". C'est-à-dire opérer une distinction entre le monde des enfants et celui des adultes. C'est fou ce qu'on aime enterrer Rousseau par les temps qui courent. Aussi bien l'auteur de L'Emile que celui du Contrat social, d'ailleurs.
 

                                                                                                                                    vandale@free.fr
                                                                                                                                     le 8 octobre 2000