La haine des maîtres
 

Il est des propos qu'il vaut mieux citer dans leur totalité, tant ils sont édifiants. Ceux de Claude Allègre en font partie. Le choix est certes difficile, et s'il y avait une cérémonie des Oscars de la Haine de la Culture, de la Détestation des Professeurs et du Jeunisme bêtifiant, nul doute que notre ancien ministre y serait plusieurs fois cité. Arrêtons-nous par exemple sur les propos qu'il a tenus dans les colonnes du Monde du 24 novembre 1999 :

"La méthode traditionnelle est celle issue de la pratique religieuse, c'est le prêtre qui décerne son savoir et le disciple qui apprend. Maintenant, c'est l'interaction. La volonté des élèves n'est pas seulement d'écouter, c'est de poser des questions, c'est d'inter-réagir. Et c'est la plus grande difficulté pour les professeurs. Quand vous lisez les témoignages de ce que j'appellerai la tendance archaïque, vous voyez : "ils ont qu'à m'écouter, c'est moi qui sais"... Sauf que c'est fini, les jeunes (et même les très jeunes) n'en veulent plus. "

Selon les spécialistes des sciences de l'éducation, dont Allègre fut le zélé propagandiste, le maître ne doit donc plus être celui qui sait, puisque c'est devenu insupportable pour les jeunes. Il doit désormais se contenter d'animer la classe dans une joyeuse interactivité à l'aide de laquelle chaque élève va construire son propre savoir. Un peu comme ces cours dans les lycées U.S., tels que les séries américaines nous les donnent à voir, où les élèves, dans un désordre sympathique, discutent avec le professeur de l'homosexualité de Verlaine ou du signe astrologique d'Adolf Hitler. Un cours sympa, quoi, qui répond aux grandes questions existentielles des jeunes et qui tient en 3 notes sur une feuille volante. Un cours où la tolérance à l'encontre des diverses opinions émises passe avant le savoir scientifique du professeur. Car, comme le dit Meirieu, il faut en finir avec "celui qui a toujours raison, celui qui a les diplômes" (L'Ecole ou la guerre civile). Et malheur au maître qui s'obstine à vouloir transmettre un savoir : il sera exclu du clergé éducatif pour élitisme petit-bourgeois. Car non seulement il a le tort d'être archaïque (l'insulte suprême dans ce monde où la modernité est parée de toutes les vertus), mais il est surtout un oppresseur en puissance, un dictateur au petit pied qui ose aller à l'encontre des désirs de l'enfant. Le crime absolu, dans nos sociétés où le culte rendu au peuple jeune est obligatoire.

Or, comme le rappelle Jean-Claude Michéa, le mot maître a deux sens différents  :  "En latin, dominus désigne celui qui exerce une domination ou une oppression et magister celui qui possède une autorité conférée par un savoir. En ce sens, Bakounine, qui était un anarchiste, pouvait écrire : "En matière de souliers, je reconnais l'autorité du cordonnier". Assimiler le maître dans la classe à l'oppresseur est donc commettre un grossier contre-sens.  Son autorité est uniquement fondée sur la compétence. Elle n'asservit pas l'enfant, pas plus qu' elle ne bride son épanouissement : bien au contraire, elle est la condition indispensable à la transmission du savoir.

Railler "le maître qui sait", comme le fait Allègre, c'est vouloir transformer la classe en un espace démocratique où se confrontent des opinions d'égale valeur sans voir que, par essence, le rapport maître-élève est antidémocratique, puisque le maître sait des choses que l'élève ne sait pas encore.

Le plus frappant dans ces propos, c'est moins leur contenu que l'argumentation qui leur sert de support. "La volonté des élèves", "les jeunes n'en veulent plus"...  :  la désacralisation du professeur est ainsi étroitement corrélée avec l'idolâtrie dont la jeunesse est l'objet, révélant ainsi que l'Amour des Jeunes et la Haine des Maîtres sont en fait les deux faces de la même pièce. Ce que le peuple jeune demande, le gouvernement l'exécutera, sous le regard bienveillant et attendri des médias et des parents. Les jeunes ne veulent plus apprendre, ne veulent plus faire d'efforts, ne veulent plus s'ennuyer à l'école ? Le gouvernement leur donnera raison, car il est écrit dans les Tables de la Loi post-moderne qu'il faut placer "l'élève au centre du système éducatif". Vous pensiez qu'il appartenait aux adultes de former les enfants ? erreur grossière puisque les règles de ce monde nouveau stipulent que, désormais, ce sont les enfant qui dictent aux adultes la façon dont ils veulent être formés. Les enfants ne sont plus les héritiers d'un monde dont nous, les adultes, leur livrerions les clés : ils deviennent le pivot du système dont ils définissent eux-mêmes, à 10 ou 15 ans, les règles du jeu. Déjà, ils exigent qu'on transforme le bac en examen continu, qu'on introduise l'informatique à l'école, qu'on apprenne un anglais "mondial" réduit à 200 mots. Et ils obtiennent gain de cause. Demain, ils exigeront que les diplômes soient donnés à tous, que l'Histoire commence en 1950, qu'on enseigne Stephen King plutôt que Racine et Internet plutôt que les mathématiques. Et parents, médias, gouvernements approuveront parce que c'est cool, c'est fun, c'est moderne. Pardon, c'est post-moderne.

Ernesto, l'enfant imaginé par Marguerite Duras dans "La pluie d'été", refusait d'aller à l'école, car "on m'apprend des choses que je ne sais pas". Qu'on soit rassuré : Ernesto continuera d'aller à l'école puisqu'il arrivera à imposer qu'on n'y apprenne plus rien.  Sic transit gloria mundi ...