"Il n'y a que les maladies qui se transmettent"
 

Nous sommes assis en U autour d'elle. Elle a la cinquantaine passée, la robe catalogue CAMIF comme il se doit et la certitude de savoir enseigner depuis que l'inspecteur l'a nommée formatrice en IUFM. Tous l'écoutent religieusement délivrer le catéchisme, et si certains n'en pensent pas moins, ils n'osent s'exprimer de peur de se voir traiter d'hérétiques. Elle parle et tous prennent des notes. Elle jargonne plus qu'elle ne parle d'ailleurs, dans ce style propre aux sciences de l'éducation,  : "l'apprenant", "les savoir-faire et les savoir-être", "la séquence d'apprentissage", "les pré-requis et les pré-acquis".

Puis elle demande aux professeurs autour d'elle d'énumérer les critères qui permettent d'évaluer un bon professeur-stagiaire. Une voix timide au fond de la classe : "la capacité à transmettre des savoirs ?". Celle-qui-sait a fait semblant de ne pas avoir entendu et note au tableau les autres qualités recensées par les autres : "potentiel à travailler en équipe", "adaptabilité", "engagement  et intérêt pour le système éducatif" (par exemple participer aux diverses réunions)... Je demande la parole pour dire que ce qu'une collègue a évoqué précédemment ne me semblait pas absurde, et qu'un professeur doit d'abord être jugé sur sa capacité à transmettre ses savoirs.

Silence de mort. On sent qu'un tabou est transgressé, qu'un mot obscène a été prononcé. "Transmettre les savoirs" fait en effet partie de ces expressions interdites, comme "cours magistral" par exemple, dont l'emploi vous expose généralement à un sourire vaguement compatissant. Même si le regard soulagé de certains collègues me laisse entendre que je n'ai exprimé que ce que d'autres consciences n'osaient avouer, je m'attends à l'excommunication de la chapelle Meirieu-Dubet, à la dégradation, à l'exclusion de l'église éducative.

Celle-qui-sait me regarde comme si j'étais un cas désespéré, un abruti qui décidément n'a rien compris, un rétrograde égaré dans cette fin de 20ème siècle. "On ne transmet plus les savoirs", affirme-telle sur le ton de l'évidence, "aujourd'hui, c'est l'élève qui construit ses propres savoirs". Fermez le ban.

Il faut dire qu'elle relaie parfaitement la pédagogie officielle qui sévit actuellement dans l'Education nationale. Un inspecteur général de français n'avait-il pas récemment déclaré que l'Ecole ne transmet plus de savoirs car "il n'y a que les maladies qui se transmettent" ?