Téléporter Jack Lang dans les années 20...
 

On savait depuis les Anciens que la démagogie était le vice principal de la démocratie. On le redécouvre aujourd'hui grâce à notre clinquant et vibrionnant ministre de l'Education. Jack Lang présente sa réforme de l'enseignement primaire et y introduit tous les gadgets qui font plaisir aux parents : l'ordinateur et  les langues étrangères. Il ne manque plus que la mallette Microsoft, l'abonnement à Canal+ et la musique de supermarché en fond sonore. Tout ça plaît parce que c'est moderne, c'est tendance, ça flatte l'opinion. Pensez : arrivé en 6è, mon fils parlera l'anglais et saura surfer sur le Net. ! L'école transformée en magasin Toys R Us, avec apprentissage rapide et sans effort ...

Il semblait pourtant que le bilan de l'école primaire n'était pas si fameux que ça. Que les inégalités s'y accroissaient. Que les enfants avaient du mal à se concentrer en classe. Que plus de 20 % des élèves arrivaient illettrés au collège. Et que la cause en était la place insuffisante accordée à la lecture du CP au CM2, tandis qu'on gavait déjà nos têtes blondes de sciences, d'anglais au CM2, d'histoire découpée en tranches, de géographie, d'activités d'éveil... Et voilà maintenant qu'on veut généraliser l'anglais du CP au CM2 et qu'on rajoute l'informatique. Et pourquoi pas un peu de droit, de génétique et de psychologie, dans la foulée ?

Il est temps de rappeler quelques évidences : une formation intellectuelle passe toujours par un empilement progressif des savoirs. Cela prend du temps et il ne faut jamais brûler les étapes. De même qu'un musicien doit faire ses gammes avant de maîtriser son instrument, l'enfant doit d'abord savoir lire et bien lire, avant d'acquérir des connaissances. Il faut d'abord apprendre à lire à l'école primaire, pour pouvoir ensuite au collège acquérir des éléments de culture générale, puis au lycée apprendre à penser à partir de cette culture générale, avant de se spécialiser ensuite dans le supérieur. Et dans cette formation nécessaire longue, difficile et un peu ingrate,  l'informatique n'est d'aucun secours : elle n'aide ni à apprendre à lire, ni à mémoriser des connaissances, ni à les agencer, ni à penser.  Si l'ordinateur est un formidable outil de gains de productivité pour les adultes ayant reçu une formation générale, c'est au contraire pour les enfants un encouragement à la paresse, c'est finalement leur susurrer l'idée que cliquer dispense d'apprendre, de comprendre, de penser.

On va ainsi former des enfants inaptes à l'effort, qui baragouineront 3 mots d'anglais et qui parleront leur langue maternelle comme s'ils avaient étudié le français 2ème langue. Des citoyens de seconde zone, manipulables et corvéables à merci.

Si j'avais des pouvoirs magiques, je téléporterais Jack Lang dans les années 20 pour qu'il écoute ce que le grand Alain disait de l'école primaire :

"Si j'étais directeur de l'Enseignement primaire, je me proposerais, comme but unique, d'apprendre à lire à tous les Français. Disons aussi à écrire et à compter ; mais cela va tout seul ; et j'ai connu des gens qui ne savaient pas lire et qui comptaient fort bien. La véritable difficulté, c'est d'apprendre à lire. Quant aux leçons de physique, de chimie, d'histoire ou de morale, je les considère comme tout à fait ridicules si elles ne mettent point d'abord en état de lire la physique, la chimie, l'histoire et la morale."

"On remarque qu'il y a beaucoup d'illettrés. Mais comment en serait-il autrement ? Les programmes de l'enseignement primaire vont au-delà du ridicule. Les écoles sont des universités en raccourci, où un seul maître, à qui il est demandé premièrement de savoir tout, a la charge de parler de tout"

"Pour l'ordinaire, je conçois la classe primaire comme un lieu où l'instituteur ne travaille guère, et où l'enfant travaille beaucoup. (...) les enfants lisant, écrivant, calculant, dessinant, récitant, copiant et recopiant. Beaucoup d'exercices au tableau noir, mais toujours répétés à l'ardoise, et surtout lents, et revenant, et occupant de larges tranches de temps, sans grande fatigue pour le maître, et au profit des enfants (...)Aussi, très peu de variété dans les travaux, attendu que la lecture, jointe à la récitation, est l'occasion d'apprendre de tout. Travail de chantier, bourdonnement de voix enfantines. Ce sont les grands livres qui parlent, et quoi de mieux ?"