Jack Lang, bon élève de la classe médiatique
 

Un jeune journaliste de RTL avec qui je dialoguais en mars dernier m'expliquait que les problèmes de suppression de la dissertation, d'allégement des programmes,  ou de TPE (travaux pratiques encadrés) n'intéressaient pas vraiment les médias. Sujets trop compliqués, qui nécessitaient de longs développements pour être expliqués et qui risquaient donc de faire perdre des lecteurs ou des auditeurs aux grands médias. Vous imaginez TF1 ouvrir son 20 heures en annonçant la suppression de la dissertation ? irréaliste. Pris dans une logique de concurrence, les médias sont spontanément attirés vers les informations un peu brillantes, un peu modernes, un peu clinquantes : celles qui sont faciles à vendre au public. Le sensationnel plutôt que le débat de fond. On veut bien parler de la violence dans les ZEP (1), c'est assurément vendeur, mais les TPE ou la baisse des heures de classe, non merci.

Aussi, quand Allègre leur parlait de "Charte du XXIème siècle", de "nouvelles technologies", de "zéro défaut", ça sonnait si moderne, c'était si simple à comprendre, la symbolique des mots choisis rentrait tellement bien dans le moule des idées reçues médiatiques que les journalistes sont devenus admiratifs. C'est à longueur de colonnes recopiées paresseusement à partir des dossiers que leur transmettait l'administration Allègre qu'ils encensaient les projets de réforme sans l'ombre d'un regard critique, sans s'interroger une seconde sur le dessous des cartes. On avait soudain le sentiment que la réforme Allègre annonçait le meilleur des mondes : c'était devenu la nouvelle Terre promise éducative, l'Eldorado pédagogique. Comment n'y avait-on pas pensé plus tôt ? D'où la surprise, non feinte, des journalistes devant la protestation enseignante de mars dernier. Quoi ? on parlait "an 2000", "nouvelles technologies", "XXIème siècle", "savoir-faire", "pluridisciplinarité" et  il se trouvait encore de vieux barbons, de vieux fossiles se réclamant des mânes de Jules Ferry, pour râler à propos de la baisse des heures de maths et d'histoire ou de la mort annoncée de la dissertation ? incompréhensible. Et nos journalistes ne comprenaient d'ailleurs pas : ça ne rentrait pas dans leur schéma de pensée. Je ne suis pas certain d'ailleurs qu'ils aient à ce jour compris les raisons profondes du mouvement de mars.

D'où l'on voit que dans nos sociétés, l'information n'est pas exactement le reflet de la réalité : elle est d'abord une construction de ceux qui la diffusent. Une information ne sera diffusée que si elle entre dans le moule des préjugés du journaliste ou si elle cadre avec l'idée qu'il se fait de l'importance de l'information. Réformer par exemple est un vocabulaire qui a l'oreille des médias : il appartient au "kitsch de la grande marche" (Kundera), au mythe encore vivace de la linéarité du progrès, à l'impératif de la nouveauté triomphante. Réformer, c'est entrer de plain-pied dans la modernité, c'est être de son temps, mieux, c'est appartenir à l'avant-garde éclairée. Tout ce qui parlera réforme (réforme Allègre, refondation sociale, réforme du statut de la Corse, réformes institutionnelles, réforme fiscale, réforme de la justice) suscitera donc la sympathie, voire l'attendrissement des plumes médiatiques. Conserver en revanche est mal vu : car conserver l'existant, c'est refuser la nouveauté, c'est donc enlever ce qui constitue le carburant des médias, c'est les priver de leur matière première. Les médias sont donc par nature engagés dans une guerre sans merci en faveur du changement perpétuel.

Or, il n'est pas besoin de disserter à l'infini pour sentir que le nouveau n'est pas bon par essence et que la conservation n'est pas forcément mauvaise en soi. Le drame de la vache folle nous rappelle que conserver certains modes d'alimentation rustiques, par exemple le fait pour un ruminant de manger de l'herbe, n'est peut-être pas  si ringard que ça. De même, on peut vouloir souhaiter conserver les bonnes vieilles techniques d'accouplement entre l'homme et la femme et refuser le clonage, pourtant si moderne. Bref, dans la dialectique du nouveau et du bon, le nouveau n'est pas toujours bon et le bon n'est pas toujours nouveau : c'est particulièrement évident dans le domaine de l'éducation. Arendt a d'ailleurs bien montré que s'il y avait un domaine à préserver des changements trop brutaux, c'était bien l'enseignement, puisque par définition, il repose sur la transmission d'un héritage et que cette transmission est toujours fragile.

Jack Lang, lui, n'a cure de ces subtilités. Et si sa gloire personnelle doit passer par la nouveauté, il saura se faire le chantre de la modernité tous azimuts. Et c'est pourquoi il est le chouchou des médias. Il suffit de voir l'accueil que lui réservent actuellement la presse, les radios, les télés : nulle part on ne trouvera l'once d'un esprit critique. C'est que Lang connaît la syntaxe et la grammaire des médias sur le bout des doigts. Et la 1ère règle à laquelle il ne faut jamais déroger, c'est celle qui impose, pour éviter la mort médiatique, de créer l'événement, de faire du neuf avec du vieux, bref, d'occuper le terrain. Lang a d'ailleurs tellement bien intégré cette logique qu'on lui doit cette phrase d'anthologie : "A partir de maintenant, il y aura, tous les 15 jours, l'annonce d'un changement" (Le Monde, 16 novembre 2000). Oui, vous avez bien lu : tous les 15 jours. Remarquez combien cette phrase est riche de sens. Tous les 15 jours : c'est-à-dire la dictature de la réforme permanente. L'important n'est pas le contenu de la réforme, tout le monde s'en moque un peu. Ce qu'il faut, c'est réformer sans arrêt, pour que les journaux aient du grain à moudre. C'est finalement l'aveu que le rythme de la réforme est désormais dicté par les médias, que le temps long de la décision politique est désormais soumis au temps court de la diffusion médiatique.

Mais surtout, Jack Lang ne parle pas de changement tous les 15 jours. Il aurait pu dire "il y aura tous les 15 jours un changement". Ce qu'il a dit, c'est : "tous les 15 jours,  l'annonce d'un changement". C'est que le changement en lui-même importe peu également : c'est son annonce qui prime. Annoncez la mise en place d'un énième plan contre la violence, d'un énième plan pour la lecture, d'un énième plan pour les nouvelles technologies : vous serez repris dans la presse, et vous n'aurez pas besoin de mettre en oeuvre ce que vous avez annoncé. Vous pourrez proclamer la main sur le coeur que vous luttez contre la violence et en même temps organiser l'illettrisme qui en est une des sources : aucun journaliste ne pointera la contradiction. Vous pourrez vous payer de mots de l'importance de la lecture au primaire et réduire la place de l'apprentissage méthodique du français : aucun Poivre d'Arvor ne vous en fera la remarque. Peu importe ce que vous ferez réellement, seuls comptent les effets d'annonce. On annonce et c'est bien suffisant : vous pensez bien que les journalistes n'auront pas le temps de vérifier si votre annonce est suivie d'effet. Car qu'est-ce qu'aujourd'hui un journaliste ? sinon quelqu'un qui écoute Duhamel le matin pour savoir ce qu'il doit penser, puis qui recopie l'après-midi les dépêches AFP et les dossiers de presse qu'on a préparés pour lui et qui se couche le soir en lisant le Monde pour savoir ce que Duhamel dira demain matin. Vous pensez bien que cette intense activité de moine copiste l'empêchera d'aller voir dans les classes ce qui s'y passe vraiment.

Jack Lang est finalement un bon élève de la classe médiatique : il fait ce que les faiseurs d'opinion attendent de lui. Et il le fait bien. On ne peut pas vraiment le lui reprocher...
 

                                                                                            le 17 novembre 2000
                                                                                           vandale@free.fr
 

(1) quitte à fabriquer la réalité pour qu'elle corresponde à l'idée qu'on se fait du drame. Voir le procès actuellement en cours à Nanterre sur le bidonnage organisé par Entrevue en 1999 : un faux réfrigérateur lancé par de faux jeunes sur de faux policiers. A l'époque, la presse avait repris l'information sans la vérifier. Des moines copistes, vous dis-je...