Egalité, égalité

Les politiques éducatives menées depuis 25 ans ont toutes été conduites au nom de l'égalité. On a considéré qu'il fallait que tous les enfants puissent ensemble aller à l'école jusqu'à 16 ans, puis depuis la loi d'orientation de 1989, que tous pouvaient avoir le baccalauréat. Ambition noble, ambition généreuse, ambition légitime. Après tout, l'objectif de Jules Ferry en 1881, de Jean Zay en 1936 n'était-il pas de fusionner l'école des riches et celle des pauvres en une seule école, celle de la République ? Le doublement du nombre de bacheliers depuis 1985 serait alors la preuve tangible que le système éducatif est devenu plus égalitaire. Le combat de Jules Ferry serait donc gagné. Vive la république !

Voire... Un simple coup d'úil aux statistiques d'entrée dans les grandes écoles suffit à ruiner ce constat optimiste. Alors qu'en 1973, on comptait 18% de fils d'ouvriers ou d'employés à Ulm, on en dénombre à peine 5% aujourd'hui. Alors qu'en 1973, 16% des étudiants à Polytechnique étaient d'origine populaire, ils ne sont plus aujourd'hui que 7%. De façon générale, les filières scolaires les plus rentables (classes préparatoires aux grandes écoles,  IUT) se sont embourgeoisées tandis que d'autres filières (universités) se prolétarisaient. En d'autres termes, les filières qui donnent l'accès au savoir et au pouvoir (car savoir c'est pouvoir) sont de plus en plus élitistes, lors même que les discours officiels nous abreuvent d'égalité, lors même que les politiques menées depuis 25 ans le sont au nom de l'égalité. Etrange paradoxe...

Peut-être pas si étrange finalement. Car cette accentuation de l'inégalité s'est produit en même temps qu'on renonçait à instruire. Au moment où on ouvrait massivement les portes du collège, puis du lycée à tous, on en a abaissé fortement les exigences et les contenus : diminution des heures de cours dans les matières fondamentales, suppression des redoublements, allégement des programmes, délivrance d'un baccalauréat au rabais. A ce jeu, les enfants de familles éduquées s'en sortent toujours : car ils trouvent chez eux le capital culturel nécessaire à la poursuite d'études supérieures. Quant aux autres, ceux qui n'ont d'autre accès à la culture que l'Ecole, ceux que les parents ne peuvent aider, ceux-là devront se contenter de diplômes allégés, d'assignats scolaires, dont la valeur réelle n'est qu'un lointain reflet de leur valeur faciale. Ceux-là ne pourront pas suivre un enseignement supérieur de qualité, dans les classes préparatoires à effectifs réduits ; ceux-là devront se lancer sans bouée dans le grand bain universitaire, au sein d'amphithéâtres surpeuplés : et que le meilleur gagne !

Au nom de l'égalité, on a ainsi massifié l'enseignement, en faisant croire que cette massification n'altérait pas le niveau des diplômes attribués. On a ainsi leurré de nombreuses familles qui ont encore confiance dans le discours de l'Etat et qui n'ont pas conscience que c'est l'Etat lui-même qui aujourd'hui organise cette inégalité. L'égalité vantée par l'Etat n'est qu'une égalité de façade, les classes moyennes l'ont bien compris. Officiellement, tout le monde a désormais le même diplôme : tous bacheliers ! Dans la pratique, en fonction de la série ou de l'établissement, certains diplômes valent plus que d'autres. Et voilà pourquoi aujourd'hui, quand on naît à Sarcelles, on n'a quasiment aucune chance de devenir polytechnicien , lors même que cette possibilité était offerte il y a 30 ans. Les grandes écoles fonctionnent comme une caste fermée, une oligarchie héréditaire, à l'exact opposé de l'idéal républicain, qui était fondé avant tout sur le mérite personnel et l'effort. Aujourd'hui, force est de constater que l'effort n'est plus rien et que la naissance devient tout. Jules Ferry est mort et bien mort.

Cet enterrement du père Ferry n'est pas une fatalité : c'est le résultat d'une politique menée avec opiniâtreté depuis 25 ans. Politique révoltante car, non seulement elle ne contribue pas à réduire les inégalités, puisqu'elle les accroît. Mais, surtout, elle est menée au nom de l'égalité. Au nom des idéaux de gauche. Insupportable mensonge. Intolérable démagogie.

Une politique  scolaire fondée sur le principe d'égalité consisterait à prendre l'exact contre-pied de ce qui est pratiqué depuis 25 ans. En refaisant de l'Ecole un lieu qui instruise, en redonnant toute sa place au mérite républicain, on ferait bien plus pour la promotion sociale des plus humbles, pour l'accès de tous à une réelle citoyenneté plutôt qu'en nivelant tout vers le bas. Chassons la sous-culture des classes, cette sous-culture véhiculée par les activités d'éveil, les projets d'établissement, la quincaillerie informatique, les débats niais sur l'actualité ou les bavardages oiseux sur la citoyenneté et réintroduisons le savoir, la littérature, la formation au raisonnement, l'histoire. Rétablissons des horaires dignes de ce nom et instaurons au collège et au lycée des études surveillées le soir. Traitons de la même façon tous les enfants, dans tous les établissements, en leur donnant les mêmes horaires, les mêmes programmes, les mêmes exigences, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.

L'Ecole n'arrivera jamais à égaliser les situations, car elle ne pourra jamais totalement supprimer les inégalités culturelles héritées du milieu familial. Sauf à vouloir s'inspirer du modèle de Platon, où les enfants sont arrachés très tôt à leurs familles pour y recevoir une éducation uniforme. Elle peut cependant rétablir une certaine égalité des chances. A condition qu'on se souvienne que seule l'instruction émancipe et forme le citoyen.