"Ne donnons pas aux enfants la noix toute épluchée"

Les pseudo-spécialistes en sciences de l'éducation veulent chasser l'ennui de l'école. Et comme ils ont l'oreille des différents ministres qui se succèdent rue de Grenelle, on fait en sorte d'occuper les enfants pendant la classe. Au primaire, ce sont les activités d'éveil, le zapping des matières, les exercices à trous. Au collège et au lycée, ce sont les nouvelles technologies (on apprend en cliquant), les méthodes "actives", l'audiovisuel.. Et on espère former des têtes bien faites en les récréant.

Hélas, s'il suffisait de bons sentiments pour faire une bonne politique ! L'enfer est trop souvent pavé de bonnes intentions. Déjà, Alain, en 1914, constatait :" Je n'ai pas beaucoup confiance dans ces jardins d'enfants et autres inventions au moyen desquelleson veut instruire en amusant. La méthode n'est déjà pas excellente pour les hommes. Je pourrais citer des gens qui passent pour instruits, et qui s'ennuient à La Chartreuse de Parme ou auLys dans la vallée. Ils ne lisent que des oeuvres de seconde valeur, où tout est disposé pour plaire au 1er regard ; mais en se livrant à des plaisirs faciles, ils perdent un plus haut plaisir qu'ils auraient conquis par un peu de courage et d'attention.

Il n'y a point d'expérience qui élève mieux un homme que la découverte d'un plaisir supérieur, qu'il aurait toujours ignoré s'il n'avait point pris d'abord un peu de peine. Montaigne est difficile ; c'est qu'il faut d'abord le connaître, s'y orienter, s'y retrouver ; ensuite seulement on le découvre. De même, la géométrie par cartons assemblés, cela peut plaire ; mais les problèmes les plus rigoureux donnent aussi un plaisir bien plus vif (...) C'est pourquoi vous ne pouvez faire goûter à l'enfant  les sciences et les arts comme on goûte les fruits confits. L'homme se forme par la peine ; ses vrais plaisirs, il doit les gagner, il doit les mériter. Il doit donner avant de recevoir. C'est la loi (...)

Le métier d'amuseur est recherché et bien payé, et, dans le fond, secrètement méprisé. Que dire de ces plats journaux hebdomadaires, ornés d'images, où tous les arts et toutes les sciences sont mis à la portée du regard le plus distrait ? Voyages, radium, aéroplanes, politique, économique, médecine,biologie, on y cueille tout ; et les auteurs ont enlevé toutes les épines. Ce maigre plaisir ennuie ; il donne un dégoût des choses de l'esprit, qui sont sévèresd'abord, maisdélicieuses.(...) A ce régime, la pensée engraisse comme une volaille. J'aime mieux une pensée maigre, qui chasse son gibier.

Surtout aux enfants qui ont tant de fraîcheur, tant de force, tant de curiosité avide, je ne veux pas qu'on donne ainsi la noix épluchée. Tout l'art d'instruire est d'obtenir au contraire que l'enfant prenne de la peine et se hausse à l'état d'homme."

Alain, 1914 !

Tout est dit : apprendre est un effort nécessairement ennuyeux. Tous les pédagogues-démagogues qui placent l'élève au centre du système, c'est-à-dire la satisfaction des plaisirs immédiats de l'élève et de ses pseudo-droits, ceux-là commettent une faute contre la nature profonde même de l'Ecole. Pire : ceux-là méprisent en fait secrètement l'enfant, en lui interdisant l'accès aux plaisirs de l'instruction.