Mère Térésa à l'Ecole : pédagogie de la misère, misère de la pédagogie

Tout le monde commence à se rendre compte que le système éducatif se délite. Plutôt que de soigner le mal à la racine (l'hétérogénéité des classes, l'allègement des programmes au collège, la portion congrue accordée à la lecture au primaire, la suppression des redoublements), de bonnes âmes s'élèvent régulièrement chez les parents d'élèves ou dans le corps enseignant pour clamer : " et si les professeurs, plutôt que de s'aigrir à critiquer les réformes qui viennent d'en haut, retroussaient leurs manches pour s'investir un peu plus dans leur établissement, et améliorer ainsi au niveau local le fonctionnement du système éducatif ?". Bref, l'idéologie misérabiliste et humanitaire des bons sentiments. Comme si les bons sentiments pouvaient tenir lieu de politique éducative. C'est Mère Térésa soulageant la misère des pauvres sans agir sur les causes mêmes de cette misère.

Avec en message subliminal : les professeurs sont au mieux des incapables, au pire des fainéants privilégiés. Car ils pourraient faire plus...

J'ai dans mon lycée un professeur de philosophie qui a 6 classes d'environ 30 élèves chacune. Consciencieux, il donne trois contrôles par trimestre soit 540 copies à corriger tous les trimestres, soit 54 copies en moyenne par semaine. Soit, au bas mot, 10 heures de correction par semaine, sinon plus ... A cela s'ajoutent 18 heures de cours, la préparation des cours, les lectures personnelles...

Bien sûr, il pourrait faire plus... On peut toujours faire plus. (Encore que... :  je ne suis pas certain qu'à trop charger la barque, on ne décourage les meilleurs étudiants à embrasser la carrière de professeur. On m'a encore parlé hier d'un professeur d'histoire qui démissionnait après sa première année d'enseignement, pour préférer devenir formateur informatique.)

Alors, oui, sans doute  : chaque professeur doit faire le maximum qur le terrain. Mais je refuse de chercher à éteindre un feu que d'autres contribuent à entretenir ; je refuse de continuer à arroser du sable... Dans la pratique, un professeur de mathématiques ou de français ne peut pas, malgré sa bonne volonté, corriger en quelques heures de soutien des lacunes d'expression, de vocabulaire, de raisonnement héritées des précédents cycles d'enseignement. Quand des élèves en 1ère ne savent pas que la Loire est un fleuve, quand des élèves de Terminale calculent des intégrales mécaniquement sans savoir ce que signifie une proportion, quand de jeunes bacheliers peinent à rédiger plus d'une page qui ait du sens, ce ne sont pas les professeurs qui sont en cause. Mais bien plutôt ce système démagogique qui accepte d'envoyer dans la classe supérieure un élève qui ne maîtrise pas l'essentiel du programme de l'année en cours. Un professeur peut remédier à des faiblesses liées au programme qu'il enseigne, car il peut s'appuyer sur les acquis de l'élève, à savoir le programme de l'année précédente. Il ne peut le faire si les lacunes remontent à plusieurs années.

Finalement beaucoup semblent considérer que si les élèves échouent, c'est à cause de la paresse ou de la mauvaise volonté des professeurs, car il suffirait qu'ils se mobilisent juste un peu plus pour que les élèves aient le niveau. C'est de la démagogie.

C'est comme si on décrétait que tous les élèves pouvaient jouer en 1ère division, même sans avoir suivi d'entraînement dans un centre de formation. On peut être certain que le niveau des matches en 1ère division baisserait. Et que l'absence d'émulation empêcherait ceux qui ont des capacités de révéler leurs talents. Il ne viendrait alors à l'idée de personne de considérer que les entraîneurs, avec un peu plus de travail, pourraient facilement transformer tout le monde en joueurs de football professionnels.

Et pourtant, c'est ce que l'on pratique à l'Ecole en décrétant qu'on ne peut redoubler telle classe ou quand des instructions émanant du rectorat incitent fermement les proviseurs à limiter les redoublements. Tout se passe en fait comme si on niait l'idée que tout apprentissage repose sur une progression des savoirs : or, on ne peut accéder à un savoir complexe si l'on n'a pas acquis les savoirs de base.

Je suis persuadé que la plupart des élèves peuvent accéder à des savoirs complexes. A condition que l'enseignement soit progressif et que le passage à un niveau supérieur ne soit possible que si les pré-requis pour suivre ce niveau sont bien maîtrisés. Cela suppose notamment (et pas seulement) de rétablir les redoublements et les examens nationaux de passage en classe supérieure. On ne peut pas dire que ce soit la pente prise depuis 25 ans...