République, since 1875
 

On ne peut pas évoquer l'Ecole sans parler de la République. Elles sont intimement liées : l'Ecole est une institution qui fonde la République ; quant à la République, elle a le devoir de protéger l'Ecole contre la société des marchands et des démagogues. Or, par un parallélisme troublant, l'une et l'autre se voient peu à peu vider de leur substance. L'Ecole, depuis qu'elle préfère éduquer au lieu d'instruire. La République, depuis qu'elle préfère la quête de l'idéal démocratique anglo-saxon à l'idéal de la Révolution.

Certes, dans la forme, la France reste une République (président de la République élu, élections démocratiques, liberté de la presse, liberté d'association, ... ). Malheureusement, dans l'idéal des fondateurs, une République, c'est plus qu'une forme juridique. C'est plus qu'un simple cadre institutionnel abstrait : c'est une exigence du quotidien. Par exemple, on pourrait imaginer un régime de forme républicaine au sein duquel 20% des adultes seraient illettrés. Dans un monde complexe ("systémique" dirait le père Morin), dans un monde de l'écrit, ces adultes seraient des citoyens de seconde zone, incapable d'exercer leurs droits et à la merci du premier démagogue venu. On ne serait plus alors en République.

On pourrait imaginer un régime de forme républicaine dans lequel les médias seraient contrôlés par quelques grandes entreprises, par exemple Bouygues ou Vivendi (c'est une simple hypothèse). La liberté d'information deviendrait alors virtuelle, les citoyens ne pourraient plus contrôler réellement le pouvoir : on ne serait plus en République.

On pourrait imaginer un régime de forme républicaine, au sein duquel 7 millions de personnes disposeraient de moins de 3.000 FF par mois pour vivre. Occupées à rechercher leur pitance quotidienne, dépendantes de l'aide publique, ces personnes ne pourraient pas participer pleinement au débat de la Cité, car on ne réflechit bien que le ventre plein. Pis, elles seraient tentées par le premier démagogue venu qui leur promettrait le pays de Cocagne. On ne serait plus alors en République.

On pourrait imaginer un régime de forme républicaine où les détenteurs des fonctions électives seraient tous issus de la même caste (celle des fonctionnaires ou des énarques par exemple). Ces hommes, exerçant comme un métier ce qui devrait n'être qu'une fonction, deviendraient des élus professionnels cumulant des mandats de 30 à 70 ans, excluant ainsi de l'accès au mandat politique 70 % de la population. La fonction d'élu se transformerait alors en métier, en gagne-pain. On ne serait plus alors en République.

On voit bien que la seule forme républicaine ne garantit pas que l'essence même d'un régime soit républicain. Tout simplement parce que la République est bien plus qu'un cadre légal figé pour l'éternité : c'est un principe à défendre tous les jours. Car il y a toujours des Bastilles qui se reconstituent et qu'il faut abattre. Dans l'idéal républicain, chaque citoyen a le ventre plein, du temps pour s'investir dans la vie de la Cité, la possibilité réelle d'accéder aux plus hautes fonctions électives, les moyens de contrôler les pouvoirs, tous les pouvoirs, qu'ils soient politiques, économiques, médiatiques ou religieux. Ce n'est sans doute pas le cas en France.

La République est devenue une coquille qu'on vide peu à peu de sa substance. Si, officiellement, nous sommes aujourd'hui en République, il s'agit d'une république bien peu républicaine, qui tolère sur son territoire des injustices, des inégalités, des oligarchies qui se reconstituent sournoisement. La forme est républicaine, mais le contenu l'est moins. Tout se passe comme si les adeptes du marketing politique s'étaient appropriés "La république" comme une marque commerciale prestigieuse, pour commercialiser un produit qui n'en est que la pâle copie : on a repeint la façade d'un aguicheur "République since 1875" mais on  a peu à peu vidé la boutique de son contenu.  On se proclame d'autant plus vigoureusement républicain  que cela ne saute plus aux yeux.  A la limite, une république qui n'en aurait que le nom pourrait plus tard abriter un régime dictatorial, sans que personne ne s'en aperçoive. Une dictature douce, sans miradors ni chiens policiers. De même que Rome n'était plus de fait une république, bien avant que ne soit proclamé l'Empire. De même que la France révolutionnaire n'était plus de fait une république bien avant que Napoléon ne proclame l'Empire.

C'est pour éviter la dérive démagogique et oligarchique qui menace toute République démocratique qu'une Ecole qui forme des citoyens éclairés, vigilants, plutôt que de futurs salariés ou consommateurs, est nécessaire. Une Ecole qui instruise, qui transmette la culture humaniste, qui forme le raisonnement. C'est sans doute aujourd'hui un peu ringard de l'affirmer. Je dois être ringard.