A quoi rêve la famille Kinder Bueno ?
 

Ce qu'il y a de fascinant (et de décourageant) chez les partisans de Claude Allègre, c'est cette adoration à peine feinte pour la société d'aujourd'hui. Jamais, elle n'est remise en cause dans ses finalités, dans son fonctionnement, dans ses pratiques. Du coup, l'école se voit assigner pour seule mission de socialiser l'enfant, de l'adapter à la société dans laquelle il évoluera, de le formater. Dès lors, on allège les programmes d'enseignement général, on privilégie les savoir-faire sur les savoirs, on forme la future main-d'oeuvre de Vivendi et Bouygues. Et plus on parle de citoyenneté, moins ce qui lui sert de support (la culture) est enseignée à l'Ecole. Pour les allègristes, la société de consommation est un acquis, un postulat irréfutable : le but est de transformer les jeunes en "consommacteurs" (quelle trouvaille !)  Oserait-on émettre l'ombre de l'esquisse d'un questionnement que l'on vous demanderait d'aller faire un tour en Corée du Nord ou en Tanzanie découvrir les charmes de l'économie administrée. Comme si la réalité était binaire ; comme si accepter le principe de l'économie de marché revenait à tout cautionner.

Or, je n'aime pas cette société de "consommacteurs". Ou plutôt, je me réserve le droit d'en critiquer certains travers. Une société où l'on travaille beaucoup, avec un stress important, pour acheter des biens, qui très souvent ne rendent pas heureux mais ne sont que des biens de démonstration sociale, des symboles coûteux d'appartenance à un groupe. On se fatigue à vouloir ressembler à la classe moyenne mythique décrite par les séries télé et la publicité : la fameuse famille "Kinder Bueno" qui vit dans une apparente simplicité dans une maison équipée comme doivent l'être moins d'un quart des maisons françaises. Les marchands du temple, relayés par les médias, nous font croire que notre bonheur passe par là. Et malheur à ceux qui n'ont pas les moyens d'accéder à ce luxe : ils seront d'autant plus frustrés que ce luxe leur aura été martelé à longueur d'antenne. Ils voudront d'autant plus intégrer ce monde superficiel qu'ils en auront été exclus.

Alors, que dans ce monde mercantile, d'où le gratuit a été chassé, les jeunes évoluent comme un poisson dans l'eau : je n'en doute pas un instant ! Il suffit de les voir habillés en Lacoste ou Aigle, un portable à la main gauche et le volant de la voiture offerte par maman dans la main droite, dès 18-20 ans. Cette aisance dans la consommation, c'est justement ce qui m'inquiète. Car, pour moi, l'esprit critique, ce n'est pas être capable de comparer le portable SFR et le portable Bouygues, ce n'est pas se demander si la Peugeot est plus fun que la Renault, ce n'est pas être plutôt Nike ou pltôt Reebock.  C'est justement ne pas être dupe du discours publicitaire et distinguer vrais besoins des faux. C'est être capable de décrypter un discours politique et d'avoir un jugement fondé sur la Cité. C'est s'abstraire de son monde, de sa famille, de sa tribu, pour penser LE monde, relativiser son petit intérêt particulier pour privilégier l'intérêt général. C'est disposer de suffisamment de connaissances pour tenter de comprendre le monde et les hommes. C'est finalement être autonome, être un sujet à une époque où l'on nous pense comme des objets.

Et c'est là que l'ecole a un rôle éminemment important à jouer. Un individu qui aurait reçu une bonne formation à l'Ecole, aussi bien intellectuelle que manuelle d'ailleurs, serait moins sensible aux sirènes de la consommation. Plutôt que de passer son temps à lire dans les magazines quel portable, quelle nouvelle voiture, quelle lessive acheter, et d'y engloutir tout son argent, il pourrait alors tout aussi bien consacrer son temps et ses économies à :

    - acheter des livres, des disques, aller au cinéma, fréquenter les théatres et les musées...
    - faire du sport, apprendre un instrument de musique, faire de la photo...
    - cuisiner, converser avec ses amis et ses voisins, jardiner, ...

La demande économique se tournerait alors vers des biens plus utiles que ces "choses" qui nous envahissent malgré nous. On aurait besoin de plus d'acteurs, de musiciens, de professeurs, de  libraires, de disquaires et un peu moins de marchands de lessive, de portables ou de bagnoles. Le samedi après-midi, les magasins seraient vides. Les places, les cafés, les cours d'immeuble, les bibliothèques, les terrains de sport seraient eux un peu plus remplis. Les poètes seraient admirés au lieu de crever la dalle comme aujourd'hui.

L'idéal du citoyen dans la société grecque était un citoyen libre, libre parce qu'affranchi de toute contrainte matérielle. Un citoyen consacrant l'essentiel de ses ressources en argent et en heures à penser, à se cultiver, à se détendre, à vivre en société. Il n'est pas interdit de s'inspirer de cet idéal.

"Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession, que tu auras mêmes inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes désirs. Le bonheur ne consiste point à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer. Car il consiste à être libre" (Epictète)

Voilà pourquoi il faut lutter contre la dérive utilitariste de l'Ecole ; voilà pourquoi il faut y maintenir la Culture générale.