L'Ecole, Internet et le Destin
 

Internet est devenu le nouvel allié de la paresse de la pensée. On ne peut plus aujourd'hui avancer un idée sans qu'automatiquement votre interlocuteur sorte son cyberrévolver pour vous flinguer avec des arguments du genre : " Internet va révolutionner l'économie, Internet va révolutionner les rapports sociaux, internet va révolutionner l'éducation". Et au nom d'internet, on nous dit qu'il faut modifier de fond en comble l'Ecole : aprrendre des savoirs, c'est devenu ringard, il faut apprendre à apprendre. Et en disant cela, votre interlocuteur affiche une mine gourmande, persuadé qu'il est de vous avoir cloué le bec définitivement.

D'une certaine façon, c'est vrai. On ne peut pas faire comme si cette révolution technologique n'existait pas. Cependant, une révolution technologique, ce n'est pas une fatalité, un coup du sort, une manifestation du Destin. Elle est l'oeuvre des hommes qui doivent pouvoir en maîtriser les effets. Une technique n'est ni bonne ni mauvaise en soi : elle est neutre d'un point de vue moral. Tout dépend de l'usage qu'on en fait.

Personnellement, j'ai beau retourner mille fois la question dans ma tête, je ne vois pas en quoi le multimédia affranchirait les hommes de connaissances de base en lecture, écriture, calcul, raisonnements mathématiques de base, histoire, sciences, littérature... Les hommes, Internet ou pas, Télévision ou pas, ont  toujours besoin d'une culture générale solide pour faire face aux flux d'informations qu'ils doivent (ou devront) gérer.

Il est possible que les nouvelles technologies abaissent le niveau de connaissances générales nécessaire pour s'insérer dans la production et la consommation. Par exemple, des assistants informatiques aideront le médecin dans son diagnostic ou l'avocat dans la consultation des codes législatifs. C'est possible, même si je n'en suis pas sûr.

Cependant, à l'inverse, le fait de pouvoir disposer à tout moment d'une masse infinie d'informations, d'être bombardé de données, de messages publicitaires ou de discours rend encore plus urgent le besoin d'une culture générale solide pour faire le tri, et être donc pleinement citoyen. Dit autrement : on ne peut pas former un citoyen sans un minimum de culture générale. Dès lors, je ne crois pas qu'internet dispense d'enseigner au collège et au lycée la littérature, l'histoire ou les mathématiques, comme le prétendait, à mots à peine voilés, Allègre. Je suis même persuadé du contraire. On peut discuter des méthodes d'apprentissage mais le fond de l'enseignement doit être grosso modo le même : des savoirs tirés des Sciences et des Humanités ; et des méthodes acquises par des exercices formateurs de la pensée (expérience scientifique, démonstration mathématique, dissertation, analyse de texte ...)

L'enjeu est finalement le même qu'au début du siècle : voulons-nous uniquement des travailleurs productifs, dont l'unique horizon soit de consommer et qui soient incapables de décrypter les discours politiques, economiques, publicitaires ? Voulons-nous uniquement des salariés-consommateurs hémiplégiques, insensibles aux beautés du monde, et sans accès à la Culture, la vraie, celle qui affranchit ? Ce sont les seules questions qui vaillent : tout le reste est littérature....

Il n'y a donc pas de pente douce, fatale, qui obligerait à alléger les contenus de l'enseignement secondaire pour tenir compte des nouvelles technologies. Il s'agit de choix politiques, de la conception qu'on a de l'homme et de sa place dans la société.

Allègre a été finalement le révélateur d'un débat crucial, qui tient en une alternative redoutable. Soit on considère que l'Ecole doit s'adapter à la Société, quel que soit le devenir de celle-ci, ce qui signifie s'adapter le cas échéant à la barbarie douce de la société de marché : la société fixe alors les canons de l'homme éduqué (des savoirs se résumant à des savoir-faire par exemple), l'Ecole se contentant alors de le formater pour qu'il épouse ces canons. Soit on considère que la mission de l'Ecole est de créer un homme libre (ce qui suppose un minimum de savoirs, un ignorant n'est jamais libre) et qu'il reviendra à ces hommes libres de créer la société de demain. Qu'il me soit permis de préférer le 2ème terme de l'alternative.