Tire ta langueDans l'euphorie économique actuelle, il est un peu déplacé de nuancer le tableau de quelques touches de gris. D'évoquer les inégalités sociales qui se creusent, les ratés des 35 heures, ou le dualisme croissant du système éducatif. Ce serait un peu jouer les rabat-joie. Et pourtant, pour n'évoquer que l'Education nationale, il ne se passe pas une semaine sans qu'un professeur ne soit agressé. Voilà une situation qui il y a vingt ans aurait provoqué un émoi considérable. On aurait vu les ministres se déplacer, prendre la mesure de l'émotion et annoncer des mesures énergiques. C'était l'époque, il est vrai, où les professeurs formaient (encore) le clergé laïc de la République, où le savoir universitaire pesait plus que l'information médiatique et où la morale publique ne s'était pas encore complètement effacée devant le cynisme glacé de l'argent-roi. Aujourd'hui, le mépris affiché par la classe moyenne pour ses professeurs, qui ont la prétention d'instruire alors qu'on ne leur demande de n'être que des éducateurs, se traduit par une indifférence devant cette barbarie qu'on banalise. Peu importe ces centaines, ces milliers de professeurs, souvent des femmes de 40 ou 50 ans, qui font cours la trouille au ventre : tout juste si on ne considère pas que la violence scolaire fait désormais partie des risques du métier d'enseignant. Inutile donc de réfléchir aux causes profondes du mal, on se contentera plutôt de vouloir en soulager les symptômes : par exemple, en déclarant qu'il faudrait plus de professeurs masculins en zone sensible, en exigeant des professeurs mieux formés pour faire face à cette nouvelle violence ou en insinuant que mettre un 4 à une mauvaise copie est un manque de respect pour l'élève. On se prépare ainsi à gérer la violence scolaire, à la banaliser, à en faire un des éléments invariants de notre quotidien, lors même qu'il faudrait la combattre avec la dernière énergie. Capitulation du volontarisme politique devant le donné sociologique : ce ne serait pas la première fois, au demeurant.
Or, la question de la violence ne saurait être une fatalité. D'une certaine façon, une société civilisée se juge à la façon dont elle gère ses conflits et notamment à la façon dont sont policés les rapports entre individus. Plus précisément, si la culture au sens large (et non la seule érudition) est un moyen de mieux-vivre ensemble, la question de la violence peut alors s'analyser sous l'angle de la transmission de la langue. Il y a une corrélation évidente entre la montée de la violence physique et la pauvreté du vocabulaire. La violence fait son nid dans l'incapacité croissante des élèves à exprimer leur ressenti, leur vécu. Pour le dire avec les mots de Finkielkraut : "la langue est dans son essence créatrice de liens, elle est source de communauté, d'urbanité. Formuler une hostilité, c'est la première démarche pour la dépasser". Quand on n'est plus chez soi dans la langue française, on insulte, on crache, on frappe.
Le drame, c'est qu'une partie importante de la population scolaire est en train de décrocher. Un rapport du Sénat publié en 1998 évoque le chiffre de 15% des élèves en 6è ne maîtrisant pas les compétences de base en lecture, la moitié ne maîtrisant que les compétences de base. Si cette statistique froide peut sembler abstraite, qu'on en juge sur pièce, à l'aide de cette copie ordinaire d'un élève de 6è dans un collège parisien non classé en zone sensible :
"Papa voilà les preuves que tu a demander. Jíai veincue les trois épreuves, mais je nais pas veca tu ceul une fille ma aider : Thouyi. la derniere à aidé plus tur, ou sais fais poursuivie par des babains sauvages. Ou sais révugées dans une grotte mais on nais résters coinsers. Les babains quíésaihait díentrer dans la grotte, et nous quinsers par le vide. Mois et Thouyi avions peur, et dinseut cout le Dieu Horus aparus dans dans la grotte et Thouyi et moi était étonée et on avais peur. Il nous a parlé dein message quíil ne pouvait par retenir sans le réppéter plusieurs vois. Et jíai eu une idée. Jíai demendée a Thouyi les peintures que tesindiein lui avai donné et jíai prit ma plume et une feuilles et jíai écris pour quíil senrapelle. Et il nous a aidée a nous échapée."
Cet exemple n'est pas un cas isolé, hélas : il est représentatif, non de tous les élèves, mais d'une fraction importante de ceux-ci, avec qui nous ferons société une fois devenus adultes. Il traduit un effondrement vertigineux de la maîtrise de la langue, qui, pour spectaculaire, n'est pas le fruit naturel de la victoire de l'image sur l'écrit, de Mac Luhan sur Gutenberg, d'une videosphère triomphante supplantant définitivement une graphosphère à bout de souffle. Il faut y voir plutôt la conséquence d'une école qui a renoncé à l'apprentissage méthodique du français, et donc d'une politique éducative qui organise l'illettrisme. Ceux qui ont lu la dictée du brevet des collèges 2000, dont l'indigence voulue signe le crime organisé, en ont déjà pris conscience. Les plus sceptiques se reporteront au rapport Ferrier, commandé par le Ministère de l'E.N. en 1998 mais curieusement peu médiatisé : il faut dire que ses conclusions sont moins "tendance" que les rodomontades du tonitruant Allègre. Dans ce rapport, on y compare le nombre d'heures consacrées à l'enseignement du français entre 1968 et 1998. On y découvre ce qui aurait dû faire sursauter n'importe quel ministre dévoué à la République : en 30 ans, on est passé de 15 h par semaine d'apprentissage du français à 9 h au CP, de 11 h à 9 h au CE1, de 11 h à 9 h au CE2, etc. Au total, 2 016 h d'apprentissage du français en 1968 sur la totalité du cycle primaire (5 ans) se réduisent aujourd'hui à une fourchette de 1 422-1620 heures. Soit en gros 25 % de moins. C'est-à-dire une année complète. La baisse est plus forte pour les classes où l'on enseigne les langues vivantes : le rapport Ferrier évalue la perte à 594 heures sur 5 ans, soit quasiment 2 années. Il n'y a donc pas de mystère : si les enfants sont moins à l'aise aujourd'hui dans la langue française que leurs ainés, c'est tout simplement qu'elle est moins enseignée.
Pour compenser ce recul de la maîtrise du français à l'arrivée en 6è, on continue de réclamer bruyamment de l'aide individualisée (fort coûteuse) au collège et au lycée (c'est une des mesures phares de la réforme Allègre actuellement en cours) tandis qu'on réduit un peu plus l'enseignement du français à l'école primaire pour lui substituer l'anglais, l'informatique, les arts, le sport et que sais-je encore... Le bon sens commanderait de faire l'inverse : plus d'apprentissage méthodique du français au primaire, ce qui permettrait ensuite d'introduire sans risque d'autres disciplines au collège et au lycée. Mais le bon sens a-t-il jamais fait une politique ?
Malgré les évidences, on poursuivra donc les réformes, chaque nouvelle réforme tentant de remédier aux désastres de la précédente... (Lang ne vient-il pas d'annoncer l'introduction de l'anglais dès la grande section de maternelle, les NTIC, les arts dès le primaire ?), fuite en avant qu'on maquillera en marche triomphante vers le Progrès, pour laquelle on trouvera toujours suffisamment de zélateurs. Et les professeurs qui oseront s'insurger seront raillés comme réactionnaires, conservateurs, corporatistes, bref on usera d'autant d'épithètes qui disqualifieront quiconque aura des doutes sur le sens de la grande marche vers le progrès technologique et radieux, forcément radieux, qu'on nous vend aujourd'hui...
Et pendant ce temps, les enfants privés de langage continueront à exercer leur violence, faute de posséder un moyen d'expression plus nuancé. Puisqu'on leur aura refusé la sociabilité par la langue, ils pourront s'organiser en bandes et se donner rendez-vous sur un parking de supermarché ou sur l'esplanade de la Défense pour jouer aux Capulet et Montaigu modernes. Ca profitera à l'audience du journal de TF1, ça alimentera les discours sécuritaires et on pourra en tirer un scénario à deux balles pour le prochain film de Luc Besson, produit par Banal+. Le clergé médiatique pourra ainsi intrumentaliser un peu plus ces pauvres illettrés, qui formeront leur public privilégié.
le 21 février 2001
Vandale@free.fr